Baptême dans le sang.

Le lieu est un ruisseau herbeux au milieu du désert. Il n’aura pas fallu longtemps pour que le pied humain s’y pose et que le panneau s’y plante. C’est une planche de bois vermoulu sur laquelle il est grossièrement gravé : Tombstone.

Le soir tombe sur le désert, mais les reflets ambrés du soleil et du sable n’attirent pas l’attention en ce crépuscule de printemps. Olwé dans un coin, le nez dans les papiers, planifie tout sauf ce qu’il prétend ; Ariel, nerveuse, tape du pied en guettant les buissons ; dans les taillis Sulfide cherche Ram, et Ram cherche Sulfide, et le Corpus, aussi, cherche Sulfide.
Le Corpus est arrivé par la plaine, sous l’apparence d’un vieillard bougonnant et d’une vive jeune fille : ce sont Cazaril et Maxine. Derrière eux marche Sunetra, Sunetra l’étrange, qui n’a pas hésité à dénoncer le complot contre Ariel Tombale, s’attachant dans l’instant son éternelle reconnaissance. C’est un maigre complot – c’est un maigre combat – l’enjeu n’est qu’un lopin de terre et quelques kilos de nourriture – mais c’est assez pour tuer, dans ces régions où la morale est de longtemps chose oubliée.
Puis soudain Cazaril trouve Sulfide. L’instant d’après Maxine fait le guet – la pauvre croit qu’on va lui voler à manger, simplement – Sunetra ramasse une pierre, quelques secondes passent et déjà Sulfide se débat dans la boue, la gorge enserrée par des mains aussi vieilles et dures que des racines de chêne ; une roche se lève et s’abaisse à un rythme effroyable : Cazaril serre et Sunetra frappe. Maxine se retourne et découvre qu’on l’a utilisée, mais sa frayeur de l’instant n’a rien à voir : elle voit la mort et hurle.
Un cri de frayeur s’échappe des taillis.
Quelque part Ram trouve le lieutenant Tatiana Sayyanovitch.
Quelque part sur le sable, Olwé aussi se débat, le corps percé des ponctions du silex : Ariel a le coup vif, et Vlad tient la cible. Bientôt cessent les cris d’Olwé, mais pas les coups d’Ariel, et le corps aussitôt n’est plus qu’un tas sanguinolent de membres disjoints sur lesquels trône une tête au regard effaré.

Des taillis reviennent Sunetra aux yeux béants, Maxine aux yeux pleurants et Cazaril aux yeux fermes de vieil homme ; la main sur l’épaule de Maxine il ne dit rien – les mots sont inutiles, on s’expliquerait en temps voulu, et en privé surtout. Ces affaires là ne nous concernent pas. Le Corpus trouve Ariel couverte de sang, baignant dans les fèces de sa victime et riant de plaisir, un intestin entre les dents. L’image ne nécessite aucun commentaire : Sulfide, lui, a eu une sépulture. Ils aperçoivent la cabane et les réserves qui en débordent ; ils n’y touchent pas. Ariel baigne dans son ivresse, rassasiée de chair, de sang et de violence – la femme est folle, et aucune image mieux que celle-ci ne saurait l’exprimer. Pourtant ils restent. Faut-il qu’ils n’aient nulle part où aller, ces meurtriers qui ne volent pas la folle baignant dans les entrailles ? Ils doivent être honnêtes, pensez-vous – et vous aurez raison sans doute. Cette guerre minable est une guerre honnête, aberration s’il en est.

Plus tard la tête aux yeux béants et à la bouche béante du cadavre effrayé serait plantée sur un pic, et une planche dessous dirait : « Traître » ; l’autre aurait trouvé sépulture. Le pique ouvrira la voie à la ville mortuaire, qui connaîtrait ce soir son baptême du sang, et son propre baptême, dans le sang. Il n’est rien de juste sur Terre qui n’ait été obtenu dans le sang. Si la loi de Tombstone est juste ou non, nous laisserons le lecteur juger par lui-même.
Derrière la réserve, Tombale remettrait au vieil homme et à Maxine la rémunération promise : trois lunes de survie, et de quoi attirer les pillards. Il y aurait ce soir la fête de Festivus, et Kramer, lui, l’innocent entre tous, ou coupable peut-être d’allez savoir quel crime inconnu et dès lors pardonné, Kramer n’en saurait rien. Peut-être la tête sur le pique l’étonnerait-elle – demandez-lui.

Bienvenue à Tombstone, monsieur...

Elle le regarde un moment sans mot dire, puis finit par lui tendre la main.

Je pense qu'il y a beaucoup de profit à faire sur cette oasis. Tous les gens qui travaillent ici sont heureux, car vois-tu, bientôt ils seront riches.

Là elle sourit un peu, mais bien sûr son maquillage de clown lui déforme la gueule, ses cheveux multicolores et hirsutes complètent son allure, et nul besoin de le lui demander, ça saute aux yeux : la femme est folle.

Tu peux m'appeler Marshal, dit-elle en désignant l'étoile en plastique punaisée à son blouson. Marshal Tombale.

Ariel s’éloigne du campement suivie par Ram, l’ami d’Olwé et de Sulfide qui a survécu si longtemps tapi dans l’oasis. Aujourd’hui épuisé et à court de réserves, il a cédé à l’invitation d’Ariel de les rejoindre, et d’oublier les querelles de territoire.
A mesure qu’ils s’enfoncent dans les taillis, la lumière s’affaiblit, un bruit d’insectes monte, les plantes s’enrichissent d’aiguilles menaçantes. Là, au fond de l’oasis, sous les palmes énormes de cocotiers difformes, parmi les fruits énormes que les radiations ont fait proliférer, les pieds dans l’eau, Ariel tend le bras vers un fruit et le cueille. C’est une grenade rouge, énorme comme une tête, comme la tête d’Olwé qui pourrit sur un pique. Elle l’ouvre en deux et tend à son hôte le festin écarlate : une nuée de pépins juteux qui s’étale là, sous une gangue de peau. Ram en prend une poignée et mange.

Perséphone en son temps a agi comme toi, Ram. Vois comme ce fruit est bon ! Quel régal, n’est-ce pas ?

Ram titube et tombe. Ariel laisse choir le fruit qu’on dit des morts. Lui relève la tête, elle la baisse : la situation se passe bien de mots. Ram savait en venant à quoi il s’exposait. « Je mets ma vie entre tes mains », dit-il, « oui, tu as bien raison » pouvait répondre Ariel. « Avec moi au moins, ta mort sera douce. »
Inerte déjà, mort, Ram tombe à la renverse, la tête dans le ruisseau, et son corps emporté par les flots cristallins glisse dans les profondeurs de l’oasis qui trouve dans la terre l’engrais de sa vigueur. Ariel marche avec lui, dans l’eau jusqu’à la taille ; le regard du mourant s’éteint sur l’image d’un grand silex pointu et d’un grand sourire courbe.

Bonne nuit mon bon Ram. Tu seras le livre où je lirai l’avenir d’une communauté en proie à bien des maux…

Elle brandit le silex et l’abat. Les yeux de Ram se ferment alors que son corps s’ouvre.

Bienvenue à Tombstone, monsieur…